Certainement pas. Le mieux est l’ennemi du bien… Et je me dépêche de l’affirmer, par crainte de changer mon opinion. Ceux qui ont pris la plume un jour pour écrire comprendront mon empressement. Les auteurs qui écrivent des textes authentiques sont concernés en premier. Les autres, ceux qui les assistent ― traducteurs, relecteurs, correcteurs, etc. ― pour la plupart d’entre eux n’ont pas échappé un jour à cette angoisse : doit-on arrêter ? Le texte est-il assez « poussé » ? pour ne pas trahir l’idée initiale de l’auteur, ou pour ne pas trahir leur propre faiblesse de sa perception.

Avec l’âge, avec l’expérience, la rédaction devient de plus en plus difficile, intense, voire infinie. Pour sortir une page propre, on en fait dix, vingt, sinon plus, et ce, en utilisant les moyens d’aujourd’hui, les imprimantes chez soi, en partant à chaque fois d’une version « propre ». On imagine alors facilement quelle consommation de papier, sans parler d’énergie, de temps, cela représente à la fin d’un roman volumineux, disons, 1 million de signes (600 pages), si on suit ce rythme.
C’est bien mon cas… Je connais pourtant des auteurs, des amis auteurs, qui, même à un âge avancé, pondent directement, sans changer grand-chose à leur première version. Je suis toujours fasciné de le constater. Quelle angoisse de se comparer à eux ! De se comparer à son passé, sa jeunesse…
Une étude très intéressante vient de paraître sur les manuscrits de Jane Austen, qui semblerait avoir « failli » à ses devoirs d’être parfaite, en tant qu’auteur classique, d’une si grande importance pour certains, Anglais ou autres. Il en ressort que son correcteur et son éditeur sont en réalité co-auteurs, ou prétendent l’être. Les textes initiaux de Jane Austen étaient très éloignés des textes qu’on connait aujourd’hui. Gribouillés, réécrits, noircis à l’infini, manquant de toute précision, et à en croire cette étude, même de finesse.

Les exemples dans l’histoire sont innombrables, et si on se contente de se borner aux classiques. Il suffit de voir les manuscrits de Tolstoï, de Dostoïevski, Pouchkine (pour les Russes), les manuscrits de Flaubert, de Proust, de Maupassant, de Balzac, et plus près de nous, de L. F. Célin (cliquez pour écouter… l’auteur ne mâche pas ses mots), mais la liste est vraiment longue…

manuscrit original de Voyage au bout de la nuit (cliquez…)

Personnellement, j’ai une énorme nostalgie, rien qu’à la pensée qu’aucune trace de la « rédaction » de grandes œuvres telles que l’Iliade n’est parvenue jusqu’à nous. Qu’aurions-nous pu y découvrir ? Que le destin d’un grand texte ne dépend guère de cette finition, précision, « finalisation »? Qu’il reste toujours une énigme autour d’un texte véritable, qui le rend célèbre ou méconnu ?
Pas de réponse…

manuscrit de A. Pouchkine, rédaction d’Eugène Onéguine

 

J’aimerais partager deux souvenirs. Je me rappelle ma profonde déception alors que j’étais en train d’éditer mon deuxième roman, dans une des plus grandes maisons d’édition de Russie. Cette parution ne s’est pas faite, malgré les contrats signés et le texte préparé pour l’impression, jusqu’à la couverture, la mise en pages, parce qu’en relisant les épreuves, je n’ai pas pu m’empêcher de faire de multiples corrections, et ce, après le travail de rédacteurs, correcteurs, etc. Des corrections jugées par l’éditeur sans doute trop intempestives, et qui demandaient de refaire complètement la mise en pages. L’éditeur n’a pas voulu. Je me suis obstiné. Et la parution du roman a été abandonnée… Il a été édité depuis, quelques années plus tard, dans une nouvelle version, beaucoup plus « poussée », et je ne regrette pas un instant d’avoir empêché, involontairement, la première parution.

Un autre souvenir, tout récent, est aussi très caractéristique. Lorsqu’on donne un texte, fini par l’auteur, à un correcteur ou à un rédacteur, pour une ultime relecture, c’est comme si on confiait son enfant à un éducateur pour qu’il lui réapprenne à prononcer quelques mots mal articulés, employés avec des fautes. Et cette comparaison vaut encore plus pour les textes volumineux, car la « finalisation » peut prendre plusieurs années et on a naturellement envie d’économiser ce temps pour se mettre à écrire autre chose. Dans une logique de père de famille nombreuse, sans doute, il est alors assez facile d’imaginer la déception de ce pauvre papa qui, un jour, quelque temps plus tard, entend de son éducateur le conseil suivant :

« Il bien comme ça, votre enfant. Arrêtez de le torturer, il est bien comme il est, il ne deviendra jamais quelqu’un d’autre… »

 

C’est ce que j’ai entendu de ma rédactrice. Cette fois, c’est allé jusqu’à une véritable discorde. En travaillant à la rédaction de mon dernier roman, Les Caméléons, ma rédactrice, une jeune femme très talentueuse, qui a dû travailler sur plus de mille pages, et vers la fin, en regardant mes remarques sur son travail, elle a commencé à se décourager. Elle me disait que j’allais l’achever avec mon manuscrit, avec mes corrections interminables. Ce texte, qui fait environ 800 pages à l’impression finale, a été travaillé pendant plusieurs années avant que la rédactrice ne le touche, et à ce stade déjà, les piles rangées dans des cartons représentaient, selon mes brefs calculs, quelques vingt mille pages, tirées sur imprimante laser et corrigées à la main. Dans la manière qu’illustrent ces quelques exemples (cliquez…). De la folie ? Sans doute…

Quand je regarde en arrière, la peur m’envahit. La même peur que j’ai vécue un jour en Haute Savoie avec ma femme, lorsque nous avons pris le soir un petit chemin pour descendre d’un refuge de montagne, voulant prendre un raccourci pour rejoindre en quelques heures notre voiture, tout en bas, et ne pas suivre la grande route pour les 4 x 4, magnifique à la montée, mais lente et trop longue au retour, après une journée de marche. C’est ainsi que nous sous sommes retrouvés à la nuit tombante, en pleine montagne, avec des nuages plus bas que nos pieds, entourés de cris d’animaux étranges, cherchant le chemin sous nos pieds, car il disparaissait parfois tout simplement et il fallait faire des glissades sur les fesses, et je me demandais quelle force irrationnelle nous poussait à prendre de tels risques…
Même plus tard, quand tout est fini, quand on arrive à atteindre le but, on ressent ce sentiment, effarant : non pas la peur… mais la joie, après avoir frôlé le pire, de s’être surpassé soi-même, d’avoir surmonté sa peur.

La perfection existe. Mais elle n’a pas le visage qu’on imagine.
Le texte parfait existe aussi. Mais il demande un travail presqu’inhumain. Tout simplement inhumain. J’en suis convaincu.
La seule chose qu’on doit apprendre ― et là je partage ma propre expérience ―, c’est à savoir s’arrêter, avant de s’autodétruire. Savoir faire la différence, à peine perceptible, entre la folie des grandeurs (irrationnelle, elle ne mène nulle part…) et cet équilibre fragile où on ne peut plus toucher quoi que ce soit dans son œuvre, qui nous paraît toujours inachevée. Quoi qu’on rajoute, quoi qu’on gribouille en marge, ça ne change plus rien. Le texte ne devient pas meilleur, c’est désespérant…
Ce « cul-de-sac » ou l’équilibre qui nous met presque face à notre impuissance, nos limites, nos vanités, caractérise en réalité une œuvre d’art finie, un texte abouti. C’est à ce stade que le texte a le droit de vivre sa propre vie.

manuscrit de Léon Tolstoï